La floraison, dans le quartier, de messages et autres dessins en mémoire des attentats fut une des raisons d’être de ces chroniques. Si les hommages, graffitis et autres peintures urbaines reprendront, à n’en pas douter , possession des rues de cette partie du XIe (et notamment à l’occasion des commémorations de novembre), ils l’ont pour l’instant quittée. Certains ont été détruits, jetés ou volés. D’autres ont donc été collectés par les archives de Paris.
Le week-end dernier, les 17 et 18 septembre, avaient lieu les 33es Journées européennes du patrimoine qui avaient pour thème « Patrimoine et citoyenneté ». À cette occasion, les archives de Paris proposaient, dans le XIXe arrondissement, une exposition intitulée « Le cas des hommages aux victimes des attentats du vendredi 13 novembre 2015 collectés en janvier 2016 : de la rue aux Archives ».
Je suis donc sortie du quartier, et qui plus est de l’arrondissement, pour écrire cette dernière chronique.
Toute mise en patrimoine dit ce qui doit être retenu du passé et choisit les mots qu’il convient d’utiliser pour cela. Ces « choses » déposées sur la voie publique, et que ces chroniques n’ont cessé de désigner de mots fluctuants, doivent donc désormais être désignées du terme « d’hommages ». Beaucoup pourrait être dit au sujet des quelques-uns d’entre eux choisis pour être exposés ce jour-là, comme des contraintes professionnelles et institutionnelles qui sont à l’origine de cette sélection, d’ailleurs : mise en avant des documents les plus graphiques et les plus colorés, privilège donné aux messages consensuels, patriotes et porteurs de références culturelles ou encore insistance sur les lettres, dessins et objets déposés par des enfants, ces fameuses « générations futures » que vise en premier lieu toute politique du patrimoine comme de la mémoire, en France comme à l’étranger.
En plus de ces quelques vitrines, un diaporama de plus d’une heure était proposé dans l’auditorium adjacent.
Mais c’est d’abord avec l’intention d’observer les visiteurs, et de m’entretenir avec certains d’entre eux, que je me suis rendue porte des Lilas ce dimanche après-midi. Cette manifestation a été un vrai succès pour les archives de Paris[1] avec une fréquentation en nette hausse par rapport à 2015 alors même que la plage horaire d’ouverture était nettement plus restreinte cette année (deux après-midi seulement contre deux journées entières l’an passé). Et il s’avère que la majeure partie des gens sont venus pour l’exposition. Invités à leur arrivée à adjoindre une visite guidée du lieu à leur intention initiale, ils furent d’ailleurs près d’un tiers à ne faire que visiter l’exposition.
Ce public nombreux est également apparu différent de celui habituellement rencontré aux archives : davantage extérieur aux XIXe et XXe arrondissements de proximité certes, mais surtout jeune, voire très jeune, avec un tiers des visiteurs âgés de moins de 25 ans. Si ces journées du patrimoine constituent donc une réussite pour les archives, elles semblent en outre délimiter le public qui se sent le plus concerné par les hommages, du moins par leur entrée au musée. Près d’un an d’observation in situ sur les lieux des attentats dans le XIe indique d’ailleurs que celles et ceux qui sont venus aux archives ce week-end étaient en moyenne plus jeunes que ceux observés au fil des jours sur les sites des mémoriaux éphémères, aujourd’hui disparus.
Je m’entretiens longuement avec une femme âgée de 45 ans. Celle-ci a attiré mon attention, car elle a regardé très en détail chaque vitrine, a visionné intégralement le diaporama et interrogé longuement les personnels des archives sur la collecte, puis la prochaine mise en ligne des documents numérisés.
Il s’avère qu’elle est une ancienne habitante du XIe et vit à Strasbourg depuis quelques années. La visite de l’exposition apparaît alors comme, d’une part, une manière de se rapprocher des événements qu’elle n’a pas vécus à Paris, de l’autre, de participer à un moment qu’elle qualifie à maintes reprises d’« historique ». Séjournant une fois par mois à Paris pour un long week-end, elle s’est rendue sur les lieux, à chaque fois quelques semaines après les attentats.
« Mais pour Charlie Hebdo c’était trop tard. Il n’y avait plus rien. Plus de message ou de fleur. Je n’ai pas pu y aller avant, j’avais trop peur de craquer. » À aucun moment, elle n’a déposé quelque chose. « Franchement, je n’y ai même pas pensé. Mais aujourd’hui, c’était moins dur de venir que ce que je pensais. En quelque sorte, ça complète le puzzle. Et je suis contente de voir tous ces jeunes. Car ce qu’on vit, c’est historique, ça va entrer dans les manuels d’histoire pour enfants. C’est sûr. Tous ces documents. C’est pour la mémoire, le travail de mémoire. Quand on regarde ce qu’a été la Seconde Guerre mondiale, c’est important d’avoir les documents et les témoignages. C’est pareil là, ce patrimoine, c’est pour les générations futures. »
La visite des hommages exposés permet en quelque sorte de participer, comme par procuration, à l’histoire. L’expression diversifiée de mémoires a laissé la place à une mise en patrimoine qui, c’est sa vocation, va peu à peu construire un discours d’autorité sur les attentats et les réactions qu’ils ont suscitées.
Cette dynamique de patrimonialisation et les effets de légitimation qu’elle produit nécessairement – pour les victimes, pour certains des auteurs des hommages, pour les visiteurs, pour les archives de toute évidence, mais aussi pour les chercheurs, dont je suis, et pour beaucoup d’autres catégories d’acteurs… – constituent, c’est certain, un sujet d’analyse passionnant.
Il dépasse toutefois très largement l’objet que je me suis donné en commençant à tenir ces chroniques. L’entrée au musée de ces traces urbaines qui portaient la mémoire des attentats de novembre 2015 en marque ainsi la fin, du moins sous cette forme.
[1] Un grand merci à Guillaume Nahon, leur directeur, et à ses équipes pour leur accueil et leur bienveillance.